La presse
BurundiBRAECKMAN,COLETTE
Jeudi 8 septembre 1988
Burundi: les massacres auraient été systématiques
Les massacres qui ont eu lieu au Burundi n'étaient pas de simples «bavures» commises par des militaires engagés dans des opérations de «pacification», l'élimination de la population hutue a été menée de manière systématique après les incidents de Ntega et Marangara.
Telles sont les conclusions auxquelles sont parvenus des membres d'organisations humanitaires travaillant au Rwanda et qui ont longuement interrogé les réfugiés hutus. Ces derniers se sont exprimés en kirundi, et les enquêtes ont été menées dans les différents camps, sans que les personnes interrogées aient eu la possibilité de se concerter pour présenter une version commune. Or tous ces témoignages se rejoignent de manière tellement accablante pour l'armée que les organisations humanitaires ont décidé de rendre publiques leurs conclusions.
Travaillant sur place, parfois dans les deux pays, ces organisations n'ont cependant pas souhaité être nommées. A Bruxelles, Pierre Galand, président du comité de liaison des organisations non-gouvernementales européennes, s'est porté garant de l'authenticité du document.
D'après les récits des réfugiés, il apparaît que les premiers incidents ont éclaté dans un climat de grande tension. Tension entre Hutus et Tutsis, tension politique en général. En effet, après avoir réglé le conflit avec l'Eglise, le major Buyoya, qui avait destitué le président Bagaza le 3 septembre 1987, s'était engagé dans une vaste campagne de lutte contre la corruption et en juillet dernier le parti unique avait tenté d'obliger tous les membres du Comité militaire de salut national à déclarer l'origine de leurs biens. Les enquêtes ou les poursuites visant des notables du régime Bagaza avaient créé un malaise au sein de l'élite tutsie, et notamment de l'armée. Les troubles actuels ont eu pour effet d'obliger le président Buyoya à s'aligner sur les tendances les plus «dures» au sein de l'armée.
Relations très tendues
Quant aux relations entre Hutus et Tutsis, elles étaient tendues depuis plusieurs mois, particulièrement dans les régions de Marangara et Ntega. D'après un enseignant originaire de Marangara, en avril 1988 des Tutsis de la région auraient menacé les Hutus de mort, et lorsque des soldats surgirent dans la région début août, les craintes se réveillèrent. D'autant plus que, d'après les témoignages, les militaires se rendirent durant la nuit auprès de l'«élite» hutue (enseignants, vétérinaires, cultivateurs plus aisés) et leur demandèrent de les suivre. Les intellectuels résistèrent, et la population s'opposa à leur départ. Après cela, les incidents éclatèrent et des Tutsis (notamment un réfugié venu du Rwanda) furent tués, tandis que les Tutsis armés abattaient des paysans hutus. Des réfugiés ont affirmé que des tracts circulaient, affirmant que les soldats tutsis s'étaient vu promettre une «prime» de 12.000 francs burundais pour chaque Hutu tué. Qu'elles soient fondées ou non, de telles rumeurs expliquent l'atmosphère de panique qui s'est emparée de Marangara, dans les deux communautés.
Les ponts coupés
Après les premiers incidents, les Hutus de la région commencèrent à détruire les ponts, afin d'empêcher l'arrivée des militaires, qui durent venir à pied. Le ministre de l'Intérieur se rendit sur les lieux afin de tenter de calmer les esprits et les bourgmestres de la région se réunirent.
Après cela, les 11 et 12 août, tous les Tutsis de la région furent rassemblés avec leur famille, évacués et placés sous la protection des Offices régionaux, comme s'ils étaient des réfugiés.
Le 13 août, tous les Tutsis étant partis, les autorités de Marangara demandèrent aux Hutus éduqués de prendre place dans des voitures officielles et d'aller calmer les paysans. Onze personnes furent ainsi embarquées, et on ne les revit plus. Un agriculteur, qui avait refusé d'embarquer, rentra chez lui, et découvrit que sa femme, enceinte, et ses sept enfants avaient été tués. D'autres familles de Hutus éduqués furent massacrées de la même façon. Seuls ceux qui portaient l'uniforme eurent la vie sauve, et des Tutsis restés dans la région fuirent eux aussi vers le Rwanda car les militaires considéraient que tous ceux qui étaient restés sur place étaient des Hutus...
Les réfugiés sont convaincus du fait que, comme en 1972, la population hutue a été victime d'un massacre délibéré. Quant aux événements de Ntega, les témoignages confirment le fait que c'est un incident entre un Tutsi et un commerçant hutu qui mit le feu aux poudres.
A Bujumbura en tout cas, la presse défend avec énergie la réputation de l'armée: dans un éditorial publié le 1er septembre, le Renouveau du Burundi écrit qu'«une telle force n'est pas une armée de tortionnaires car cela est incompatible avec la discipline, sur laquelle elle ne badine pas.» Le quotidien national explique que l'armée «qui était déjà au courant de la tension et avait plutôt cherché à calmer les esprits, est arrivée sur place et a trouvé des monceaux de cadavres atrocement martyrisés, des gens en armes qui viennent de tuer, continuent de tuer et refusent de déposer les instruments de leur forfait.» Il s'est agi, dit encore le journal, d'«agression délibérée et préméditée, (...) et l'armée a été obligée de réduire, au besoin par la force des armes, une horde de tueurs sanguinaires qui sèment la terreur au sein de populations calmes et innocentes.» Le journal, qui s'en prend à la presse étrangère, lui demande enfin «de respecter le deuil d'une nation».
C. B.
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BurundiBRAECKMAN,COLETTE
Samedi 22 octobre 1988
Burundi: les exilés
hutus sceptiques
La nomination d'un Premier ministre hutus au Burundi, et de douze ministres appartenant à la même ethnie, a été accueillie avec scepticisme par les exilés hutus vivant en Europe.
Ils font remarquer que le Premier ministre, M. Adrien Sibomana, ancien vice-président de l'Assemblée nationale, puis gouverneur de la province de Muramvya, n'a jamais, au cours de ses fonctions antérieures, pris position contre les discriminations frappant sa communauté. En outre, soulignent ses compatriotes, le nouveau Premier ministre a, comme plusieurs de ses collègues nommés au gouvernement, épousé une femme appartenant à l'ethnie tutsis.
Les représentants hutus en Belgique, dont M. Festus Ntanyungu, porte-parole pour l'Europe du Mouvement pour la paix et la démocratie au Burundi, soulignent qu'un remaniement du gouvernement n'est pas très significatif: autre chose aurait été de modifier la composition de l'armée.
Au Burundi, en effet, l'armée, rendue responsable de la répression et des massacres de Ntega et de Marangara, est exclusivement composée de membres de la communauté tutsis et elle est perçue comme un réel danger par les civils hutus qui s'inquiètent à chaque fois qu'ils voient les troupes manoeuvrer dans leur région.
«La création d'une véritable armée nationale, composée équitablement de représentants des deux ethnies serait seule de nature à nous rassurer», souligne Festus Ntanyungu, qui souligne aussi «qu'aucune enquête n'a été entreprise au sein de l'armée pour déterminer les responsabilités dans les massacres d'août dernier.» En fait, le porte-parole du M.P.D.B. ne croit pas en la «modération» du président Nuyoya: «Lors de leur accession au pouvoir, tant les présidents Micombero que Bagaza étaient décrits comme des modérés, des réformateurs. A quoi pouvons-nous nous attendre si un jour le président est décrit comme un extrémiste? En fait, cette «modération» est exclusivement destinée à l'opinion étrangère...»
Ne croyant pas à l'efficacité de la «Commission nationale de conciliation» mise sur pied par le régime, M. Ntanyungu souligne qu'au contraire plusieurs des 27 signataires d'une lettre ouverte des intellectuels hutus sont toujours en prison. C'est pourquoi le M.P.D.B. estime qu'il faudrait un arbitrage extérieur, un cadre «neutre» dans lequel les citoyens du Burundi pourraient tenter de résoudre leurs problèmes. Un appel à une telle médiation internationale a été lancé aux pays membres de la Communauté européenne, aux pays africains limitrophes du Burundi, à l'ONU et à l'Organisation de l'Unité africaine.
C. B.
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Des organisationsBRAECKMAN,COLETTE
Vendredi 2 septembre 1988
Des organisations
belges accusées
par le Burundi
Le ministre burundais des Affaires étrangères, M. Mbonimpa, de passage à Bruxelles, a lancé hier de graves accusations contre «des organisations belges», les rendant responsables des récents massacres.
M. Mbonimpa avait tout d'abord prévu de prendre la parole à l'International Press Center devant une nombreuse assistance de journalistes, mais les conditions de sécurité n'étant à son avis pas réunies (un certain nombre d'opposants au régime burundais se trouvant dans la salle), il préféra formuler en petit comité son opinion sur les massacres qui viennent d'endeuiller son pays.
Le ministre déclara qu'en Belgique, «les gens vont à l'église, donnent de l'argent pour le Burundi, et ne savent pas que, là-bas, cet argent sert à tuer». Cité par l'agence Belga, le ministre accusa «des organisations belges» d'être directement responsables des massacres, ce qui ne les empêche pas, selon lui, d'«organiser une campagne d'émotion sélective» au profit des Hutus et aux dépens des Tutsis.
M. Mbonimpa rappela l'exemple du Rwanda en 1959, où l'opinion belge s'était accommodée du massacre des Tutsis, et il affirma, toujours suivant des propos rapportés par l'agence Belga, qu'il avait l'impression que l'opinion belge s'émeut uniquement du sort des Hutus et assisterait sans réagir au massacre des Tutsis. Il affirma que tous les observateurs pouvaient circuler librement dans le pays et souligna que nul n'avait demandé la constitution d'une commission d'enquête internationale. Quant à l'origine des troubles, il accuse des réfugiés résidant à l'étranger d'avoir semé la panique et conseillé aux Hutus de prendre les devants.
C. B.
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BURUNDI : huit mois après les massacres ethniques Hutus et Tutsis s'efforcent de revivre ensemble pour chasser la " malédiction "
Article publié le 07 Juin 1989
Par FRALON JOSE ALAIN
Source :
Taille de l'article : 1219 mots
Extrait : Le Monde
BUJUMBURA De notre envoyé spécial " Pendant la peur " : aujourd'hui à Ntega, une colline du nord du Burundi, c'est en ces termes que les paysans parlent du mois d'août 1988, au cours duquel les affrontements ethniques avaient fait plus de 20 000 victimes. Le village, en dépit des orages ravageurs de cette fin de saison des pluies, a un aspect plus riant qu'au milieu de l'été : les maisons sont reconstruites, les routes élargies, les magasins approvisionnés. La vie a repris, comme on dit. Il suffit pourtant d'un rien pour que les images d'août réapparaissent.